
Dispositifs lumineux pour la dyslexie : de l'hypothèse à l'évaluation scientifique
Note à l'intention des professionnels de santé
F. Maillet – Mars 2025
Introduction
Cette note retrace l'évolution des connaissances scientifiques concernant les dispositifs à lumière pulsée/stroboscopique (lunettes et lampes) développés pour aider les enfants dyslexiques. En tant que professionnels de santé, nous sommes susceptibles d'être interrogés par des patients ou leurs familles sur l'efficacité de ces dispositifs et leur pertinence dans la prise en charge. Cette note de synthèse vise donc à apporter un éclairage factuel sur l'état actuel des connaissances scientifiques.
Origine de l'hypothèse (2017)
En octobre 2017, Albert Le Floch et Guy Ropars, physiciens à l'Université de Rennes, ont publié un article dans Proceedings of the Royal Society B proposant une hypothèse anatomique à l'origine de la dyslexie. Leur étude a comparé les récepteurs de la fovéa rétinienne (centroïdes de la tache de Maxwell) entre deux groupes de 30 personnes (dyslexiques et non-dyslexiques). Les chercheurs ont observé que, chez les lecteurs normaux, ces zones présentaient une asymétrie entre les deux yeux, tandis que chez les personnes dyslexiques, elles étaient symétriques. Selon leur hypothèse, cette symétrie chez les dyslexiques causerait une confusion pour le cerveau en créant des "images-miroirs", notamment pour les lettres comme 'b' et 'd', perturbant ainsi la lecture. Les auteurs ont suggéré qu'une lampe stroboscopique à LED (lumière pulsée) pourrait effacer ces images-miroirs gênantes et améliorer les capacités de lecture.
Réactions scientifiques initiales et critiques méthodologiques
Dès la publication de cette étude, des spécialistes de la dyslexie ont émis de sérieuses réserves. Selon Fabienne Chetail du département Cognition, langage et développement de l’Université Libre de Bruxelles, « ce travail est très critiquable, car il présente de gros manques théoriques et méthodologiques. Il s’agit plus de désinformation que d’une étude scientifique » (Di Prima, 2017). Ces critiques ont été formalisées et approfondies par Naudet et collaborateurs dans un commentaire publié ultérieurement (2024) dans la même revue. Leur analyse rigoureuse souligne plusieurs problèmes fondamentaux dans l'étude originale :
- Manque de précision dans la caractérisation des échantillons étudiés (absence de mesures objectives de lecture)
- Problèmes potentiels de biais d'expérimentateur et absence de procédures en aveugle
- Non-prise en compte des connaissances établies sur la dyslexie, notamment son association avec des déficits phonologiques
- Absence de réplication indépendante des résultats qui contredisent la littérature antérieure
- Interprétation excessive des résultats, notamment concernant les supposés "effets miroirs"
Cette critique pointe également les préoccupations éthiques liées à la commercialisation rapide de dispositifs basés sur des résultats préliminaires non confirmés.
Commercialisation de dispositifs (2018-2020)
Malgré ces critiques scientifiques substantielles et en l'absence totale de validation scientifique indépendante, l'hypothèse de Le Floch et Ropars a rapidement conduit à la commercialisation de dispositifs comme la lampe Lexilight® (549 €) et les lunettes Lexilens® (399 €).
Ce passage précipité de l'hypothèse théorique à la commercialisation est particulièrement préoccupant d'un point de vue éthique et scientifique. Ces produits promettaient une amélioration de la lecture en effaçant l'« effet miroir » supposément perçu par les personnes dyslexiques, grâce à une lumière pulsée à haute fréquence, alors même que l'hypothèse sousjacente n'avait pas été corroborée par d'autres équipes de recherche ni testée dans des conditions cliniques rigoureuses.
Étude non concluante de la société Abeye (2020-2022)
En octobre 2020, la société Abeye, productrice des lunettes Lexilens, a lancé une étude multicentrique visant à évaluer l'efficacité et la sécurité de son dispositif selon un plan expérimental croisé (cross-over study). Selon les informations disponibles en ligne, cette étude semble avoir recruté 41 enfants âgés de 8 à 13 ans avec un diagnostic avéré de dyslexie. Bien que cette étude ait été clôturée en 2022, aucun résultat n'a été publié dans la littérature scientifique à ce jour, ce qui soulève des questions quant à ses conclusions.
Position du Conseil Scientifique de l'Éducation Nationale (2021)
En janvier 2021, le Conseil Scientifique de l'Éducation Nationale (CSEN) a publié une note alertant sur l'absence de consensus scientifique et l'insuffisance de preuves étayant l'efficacité
des dispositifs lumineux pour la dyslexie. Le CSEN a rappelé que le consensus scientifique actuel lie majoritairement la dyslexie à un déficit phonologique et que l'hypothèse visuelle de Le Floch et Ropars n'est pas validée scientifiquement. En l'absence de diagnostic précis d'un trouble rétinien spécifique, le CSEN a explicitement recommandé de ne pas diffuser ces dispositifs au sein de l'éducation nationale, rappelant que seule la prise en charge orthophonique est recommandée par la Haute Autorité de Santé.
Études scientifiques récentes : absence de bénéfices confirmés
Étude de Lapeyre et al. (2023-2024)
Une étude menée par Lapeyre et collaborateurs a testé l'hypothèse de Le Floch et Ropars chez des adultes dyslexiques en utilisant un dispositif de lumière pulsée. Les résultats, d'abord publiés en preprint (août 2023) puis dans Scientific Reports (2024), n'ont montré aucun effet significatif de la lumière pulsée sur les performances de lecture (accessibilité et compréhension). Cette étude a également révélé que la dominance oculaire n'était pas corrélée aux performances de lecture sous lumière pulsée.
Étude de Lubineau et al. (2023)
En décembre 2023, Lubineau et collaborateurs ont publié dans Proceedings of the Royal Society B une étude évaluant l'impact d’une lumière pulsée à basse et haute fréquence sur la lecture, incluant spécifiquement les dispositifs Lexilight® et Lexilens®. Leurs résultats sont particulièrement éclairants :
- Une lumière pulsée à basse fréquence a ralenti la reconnaissance des mots chez les adultes normo-lecteurs sans effet chez les enfants dyslexiques
- À haute fréquence (Lexilight® et Lexilens®), aucun impact détectable n'a été observé sur la fluidité de lecture ou l'identification de lettres chez 22 élèves dyslexiques testés
- Un faible effet placebo a été observé chez l'une des deux patientes qui affirmaient bénéficier des lunettes
Les auteurs concluent que la lumière pulsée n'est pas une solution viable pour les difficultés de
lecture de la plupart, sinon de tous, les individus dyslexiques.
Conclusion et recommandations pour la pratique clinique
Cette situation illustre parfaitement le décalage qui peut exister entre une hypothèse scientifique préliminaire, sa médiatisation, la commercialisation rapide de produits en découlant, et la validation scientifique ultérieure qui vient souvent tempérer les promesses initiales.
Nous sommes passés de simples critiques méthodologiques et d'une intuition d'absence de validité en 2017-2021 à une démonstration formelle de l'absence de bénéfice à travers plusieurs études rigoureuses en 2023-2024 : les données scientifiques actuelles ne soutiennent pas l'efficacité des lunettes ou lampes à lumière pulsée/stroboscopique pour améliorer les capacités de lecture des personnes dyslexiques.
Références clés
Di Prima, C. (2017, octobre). Non, on n’a pas trouvé de « lampe magique » pour les dyslexiques. Le Soir. Web Archive
Huron, C., Ramus, F., Dehaene, S., Sprenger-Charolles, L., Ziegler, J., Delorme, R., Glasel, H., & Mazeau, M. (2021). Les lampes et lunettes conçues pour les enfants dyslexiques : que dit la
recherche ? (Note du CSEN 2021-01).
Le Floch, A., & Ropars, G. (2017). Left–right asymmetry of the Maxwell spot centroids in adults without and with dyslexia. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 84(1865),
20171380.
Lapeyre, E., Melmi, J.-B., Colé, P., & Calabrèse, A. (2024). Pulsed lighting for adults with Dyslexia: very limited impact, confined to individuals with severe reading impairment. Scientific Reports, 14(1), 80.
Lubineau, M., Potier Watkins, C. P., Glasel, H., & Dehaene, S. (2023). Does word flickering improve reading? Negative evidence from four experiments using low and high frequencies.
Proceedings of the Royal Society B, 290(1990), 20231665.
Naudet, F., Seidenberg, M. S., & Bishop, D. V. M. (2024). Comment on Le Floch & Ropars (2017) 'Left–right asymmetry of the Maxwell spot centroids in adults without and with dyslexia'.
Proceedings of the Royal Society B, 291(1914), 20232333.