La maîtrise du langage chez l’enfant, un véritable enjeu de santé publique !
Valérie Katkoff (1), Thiébaut Noël Willig (1, 2, 3)
1 Occitadys, Toulouse, France
2 Consultation de Pédiatrie, Clinique Ambroise Paré, ELSAN, Toulouse, France
3 Association Française de Pédiatrie Ambulatoire (AFPA), 30 rue Émile Zola , Orléans, France
Des conséquences multiples
Un trouble précoce du langage est un facteur de risque identifié de problèmes développementaux, sociaux et comportementaux mais aussi d’échecs scolaires ou d’illettrisme. Les difficultés langagières observées dans les premières années sont prédictives du développement ultérieur (1), de la persistance d'atteinte des capacités sociales à long terme, mais aussi de difficultés au niveau de l’autonomie chez les jeunes adultes (2).
Des facteurs de risques
Tous les enfants ne sont pas égaux devant le risque de développer des troubles langagiers.
Au-delà des facteurs de risque biologiques liés à l'enfant (comme le fait d'être un garçon, de présenter un faible poids à la naissance ou des antécédents de troubles du langage), des événements environnementaux peuvent influencer le développement du langage de l'enfant. Son environnement exerce une influence majeure, constituant un des déterminants sociaux de la santé le plus important : on constate une corrélation entre environnement social et éducatif et le développement du langage (3–4). Ainsi, la prévalence des retards de langage chez les enfants confrontés à un cumul de conditions environnementales adverses, vivant dans un milieu socio-économique défavorisé, caractérisé par de nombreux facteurs de risque pour le développement est estimée à environ 40 (5).
Le repérage et l’accompagnement de ces enfants à risque intervient trop tardivement souvent vers l’âge de 4 ans en moyenne section de maternelle. En effet, même si des campagnes de dépistage sont organisées dans les crèches, elles ne sont pas systématisées et les personnels de la petite enfance aussi bien que les médecins de premier recours ne sont pas toujours suffisamment formés. De plus, la fréquentation d’un accueil petite enfance, considéré comme un facteur de protection (6), permettrait aux enfants d’avoir de meilleures capacités de socialisation ainsi qu’un meilleur développement du vocabulaire ; or, d’après l’observatoire national de la petite enfance, environ la moitié des enfants de moins de trois ans n’ont pas de place d’accueil (7).
Des Pistes de prévention
Depuis les années 60 une multitude de dispositifs de soutien à la parentalité ont été mis en place de façon standardisée à travers le monde, et en premier lieu dans les pays anglo-saxons. Ces programmes dédiés à la prévention précoce sont soumis à des processus d’évaluation sur des critères scientifiques. Une agence britannique, la « Early Intervention Foundation », l’un des neuf « what works centers », a pour mission de recenser les programmes les plus efficaces en matière de prévention des troubles cognitifs. On peut en consulter les conclusions dans la revue de littérature publiée par l’EIF en juillet 2016, intitulée « Des fondations pour la vie : les interventions efficaces pour soutenir les interactions parents-enfants dans les premières années » (8).
Les programmes accessibles à toutes les familles semblent beaucoup moins efficaces (5% ont fait la preuve de leur efficacité) que les programmes ciblés selon des problématiques socio-économiques (18%) ou selon une difficulté spécifique rencontrée par la famille (39%). Les activités de sensibilisation menées sur une courte durée se révèlent assez inefficaces. Le plus gros score d’efficacité, 33%, est obtenu par les visites à domicile qui sont aussi le mode d’intervention le plus coûteux.
Si les preuves sont plus fortes pour les programmes ciblés, qui s’adressent aux enfants à partir des signaux de risque précoce, cela ne veut pas dire que les programmes universels ou ciblant une population sur des critères démographiques sont inefficaces ou que l’universalisme proportionné n’est pas utile. Simplement, le bénéfice très spécifique du ciblage et des programmes façonnés sur la base de facteurs de risque précoces est une hypothèse émergente qui sera ultérieurement testée lorsque l’échantillon va s’élargir et que des recherches supplémentaires seront entreprises.
Priorité donnée à la précocité de l’action et à la qualité des interactions
Dans le domaine du développement du langage et de la communication, les trois premières années sont essentielles comme le souligne le rapport des mille premiers jours.
Le fait que les caractéristiques du langage adressé à l’enfant ont un impact important sur l’acquisition langagière, tant chez les enfants présentant un développement normal que pour ceux qui ont des troubles langagiers d’origine neurodéveloppementale est largement documenté. Toute action préventive visant à optimiser la qualité de la communication et des interactions entre le jeune enfant et son entourage est utile et bénéfique pour le développement langagier (9,10).
L’intervention précoce doit principalement être axée sur la promotion d’interactions positives et adaptées aux besoins de développement langagier de l’enfant. Ces interactions positives constituent le principal facteur de protection contre l’effet cumulatif des conditions adverses sur le développement du langage des enfants.
Quelle stratégie en Occitanie ?
La prévention est une des priorités de l’axe 1 de la stratégie nationale de santé (11). Dans le projet régional de santé Occitanie 2022, elle a une place prépondérante au sein du volet Parcours Santé des couples, des mères, des enfants et des jeunes et dans notamment le projet structurant 5.1 : « développer les compétences des enfants et accompagner les parents pour prévenir les troubles et prises de risques en ciblant en particulier « un repérage et un accompagnement précoce » des jeunes enfants (12). Occitadys a été mandatée par l’ARS Occitanie dans le portage régional de ce projet structurant.
De nombreuses actions existent en Occitanie, notamment portées par les associations de prévention des orthophonistes comme « un Bébé, un livre » ; malheureusement, l’absence de continuité dans la politique de prévention, le manque d’homogénéité et les inégalités entre les territoires sont préjudiciables au suivi des programmes mis en œuvre.
L’ARS Occitanie a donc mandaté l’association Occitadys pour déterminer une politique de prévention adaptée à notre territoire en s’appuyant sur des données probantes. Un comité de pilotage a été formé avec des professionnels concernés sur la région.
Après une première étape de recherches bibliographiques et de recensement des programmes développés en France et à l’étranger, nous avons proposé de rassembler une trentaine d’acteurs impliqués dans ce domaine afin de déterminer ensemble les stratégies les plus adaptées à notre contexte régional. C’est pourquoi nous avons organisé un workshop des 11 et 12 mars 2021 à Toulouse.
Rencontre des 11 et 12 mars 2021
Dans cette démarche, les quinze porteurs de projets sélectionnés ont présenté leurs programmes à destination des crèches, des personnels de la petite enfance, des écoles maternelles ou des familles devant huit experts issus du terrain et de la recherche dans les domaines de la santé, de la santé publique, de l’épidémiologie, des sciences du langage, de la sociologie et de l’orthophonie.
Dans le cadre de notre partenariat avec l’éducation nationale, deux délégations académiques étaient également présentes, pour participer aux échanges.
Ont été retenues certaines de ces actions de prévention selon une grille de critères construite par le comité d’experts et le comité de pilotage et en adéquation avec le cahier des charges de notre mission (annexe 1 : grille des critères). Les conclusions remises par les experts seront la base d’un travail de mise en œuvre des projets retenus sur le terrain.
Une publication dans un numéro spécial des ANAE permettra de donner une visibilité aux équipes qui ont participé et les dispositifs sélectionnés seront soutenus auprès des acteurs institutionnels de la région.
Et après ?
Ce workshop constitue donc une étape avant la mise en œuvre des actions sélectionnées. La prochaine étape de notre recherche-action sera de rassembler les acteurs ayant un pouvoir d’agir en petite enfance dans la région, qu’ils soient institutionnels ou associatifs (services de santé et services sociaux, services de garde éducatifs, les municipalités et établissements scolaires, APO etc.). Nous lançons donc dès aujourd’hui auprès d’eux un appel à participation pour deux jours d’échanges en septembre et octobre prochains : nous réfléchirons aux modalités d’adaptation et de développement des programmes qui ont été retenus lors du workshop. La dernière étape en donc sera la mise en œuvre sur des territoires de la région : la réalisation de ces projets vitrines nous permettra d’expérimenter un continuum entre actions de prévention, d’intervention précoce et prise en charge et donc l’articulation entre notre mission de prévention et la mise en place du parcours TSLA (13). L’évaluation de cette expérimentation nous en déterminera le développement à l’échelle de la région.
Bibliographie
- Catts HW, Nielsen DC, Bridges MS, Liu Y-S. Early identification of reading comprehension difficulties. J Learn Disabil. 2016;49(5):451‑65.
- Durkin K, Conti-Ramsden G. Young people with specific language impairment: A review of social and emotional functioning in adolescence. Child Lang Teach Ther. 2010;26(2):105‑21.
- Hart B, Risley TR. The early catastrophe: The 30 million word gap by age 3. Am Educ. 2003;27(1):4‑9.
- Gilkerson J, Richards JA, Warren SF, Montgomery JK, Greenwood CR, Kimbrough Oller D, et al. Mapping the early language environment using all-day recordings and automated analysis. Am J Speech Lang Pathol. 2017;26(2):248‑65.
- Ginsborg J. The effects of socio-economic status on children’s language acquisition and use. Lang Soc Disadv Theory Pract. 2006;9:27.
- Collisson BA, Graham SA, Preston JL, Rose MS, McDonald S, Tough S. Risk and protective factors for late talking: an epidemiologic investigation. J Pediatr. 2016;172:168‑74.
- Observatoire Nationale de la petite enfance. L’accueil du jeune enfant en 2019. Edition 2020 [Internet]. ONAPE; 2020 [cité 2 mars 2021] p. 152. Disponible sur: https://www.caf.fr/sites/default/files/cnaf/Documents/Dser/observatoire_petite_enfance/32709%20-%20Cnaf%20Rapport%20Onape%20Accueil%20jeune%20enfant%202019_v9.pdf
- Asmussen K, Feinstein L, Martin J, Chowdry H. Foundations for life: what works to support parent child interaction in the early years. Lond Early Interv Found. 2016;182.
- Rowe ML. A longitudinal investigation of the role of quantity and quality of child‐directed speech in vocabulary development. Child Dev. 2012;83(5):1762‑74.
- Romeo RR, Leonard JA, Robinson ST, West MR, Mackey AP, Rowe ML, et al. Beyond the 30-million-word gap: Children’s conversational exposure is associated with language-related brain function. Psychol Sci. 2018;29(5):700‑10.
- Ministère des Solidarités et de la Santé. Stratégie nationale de santé 2018-2022 [Internet]. 2017 [cité 27 févr 2021] p. 53. Disponible sur: solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dossier_sns_2017_vdef.pdf
- ARS Occitanie. Projet Régional de Santé. Pour la santé de 6 millions de personnes en Occitanie. Occitanie Santé 2022 [Internet]. [cité 27 févr 2021] p. 434. Disponible sur: https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwjQpYGM7InvAhUSjRQKHc8XBMcQFjAAegQIARAD&url=https%3A%2F%2Fprs.occitanie-sante.fr%2Fwp-content%2Fuploads%2F2018%2F02%2F2_projet-rgional-de-sant-occitanie-schma-rgional-de-sant.pdf&usg=AOvVaw2AUYPHuQ6PukjGVmjxr_-5
- Agence Régionale de Santé Occitanie. Arrêté ARS Occitanie 2020-2009 relatif au projet régional parcours de santé TSLA Occitanie [Internet]. Recueil des actes administratifs N° R76-2020-125 publié le 9/7/2020 juin 26, 2020 p. 22‑48. Disponible sur: https://www.prefectures-regions.gouv.fr/occitanie/content/download/70800/459855/file/recueil-r76-2020-125-recueil-des-actes-administratifs.pdf
Retrouvez le programme de l'évènement workshop langage oral et téléchargez le livret de présentation sur notre site : https://occitadys.fr/actualites-occitadys/107-workshop-langage-oral