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Workshop langage oral : interview d'experts

9 avril 2021

Suite au workshop d’Occitadys dédié aux projets de prévention du langage oral, notre équipe a interviewé trois de ses experts : Audette Sylvestre, orthophoniste, professeure titulaire au programme de maitrise en orthophonie de l’Université Laval, chercheure régulière au Centre interdisciplinaire de recherche en réadaptation et intégration sociale (CIRRIS) et chercheure associée au Centre de recherche sur les jeunes et les familles (CRU-JeF), Sophie Kern, Chargée de recherches au Laboratoire Dynamique Du Langage à Lyon, et Thomas Saïas, Professeur de psychologie communautaire (UQAM), consultant (Youribi) et dirigeant d’organisme à but non lucratif (L’ANISS), afin de recueillir leurs impressions suite à ce temps fort de la construction de la politique de prévention en Occitanie, avec une mention spéciale pour nos experts canadiens.
Nous retrouverons les autres très bientôt, puisqu’ils continueront à soutenir Occitadys dans la réflexion méthodologique et dans l’évaluation des dispositifs.

Audette Sylvestre

Sophie Kern

Thomas Saïas

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Audette Sylvestre :

« Je suis une orthophoniste qui, suite à une pratique clinique d’une quinzaine d’années, a décidé d’entreprendre un doctorat. Mes recherches sont ainsi très ancrées dans la pratique clinique, autour de la problématique « Comment ajuster nos pratiques à la réalité des familles d’enfants de 0 à 5 ans qui vivent dans des contextes variés ? ». La majorité de mes travaux de recherche sont menés auprès de familles aux prises avec une forme de précarité, notamment celles en situation de négligence. Il s’agit de dessiner et d’étudier les trajectoires développementales du langage de l’enfant tout en considérant l’influence de l’environnement familial et social dans lequel il grandit. Puisque nous constituons des cohortes d’enfants « tout venant », nos travaux permettent aussi d’établir des normes développementales en français québécois. »

 

Sophie Kern :

« Je suis chercheure en acquisition du langage chez l'enfant tout venant préscolaire. Mes travaux portent sur la trajectoire développementale du langage chez des enfants apprenants des langues différentes (tendances générale, différences interindividuelles) . Je suis également très intéressée par les interventions et la prévention précoce des difficultés langagières liées notamment aux différences environnementales. »

 

Thomas Saïas :

« Je travaille dans le champ des interventions préventives et de soutien à la parentalité. Je suis professeur à l’université du Québec à Montréal qui a une section de psychologie communautaire qui s’intéresse aux enjeux à la fois du développement des enfants et des familles, mais aussi des modalités pour les soutenir et réduire les inégalités sociales, liées aux environnements pathogènes.
En marge de cela je suis aussi directeur scientifique d’une association qui s’appelle l’Agence des nouvelles interventions sociales et de santé, créée en 2014, qui a pour objectif de mettre en œuvre ou d’évaluer des interventions préventives dans les services publics, destinées à tous les parents. J’ai un regard plutôt analytique des services, c’est leur caractère qualitatif qui m’intéresse. Notre analyse et le travail stratégique qu’on peut faire autour de ces services sert à contourner tous les écueils que ces services peuvent rencontrer mais qu’ils ne voient pas toujours. Je suis entre la France et le Canada, mais tous les projets sur lesquels je travaille actuellement sont en France, au niveau des PMI notamment (programme PANJO par exemple). »

 

Pourquoi avez-vous souhaité vous investir dans le workshop d'Occitadys sur la prévention des difficultés du langage oral ?

Audette Sylvestre :

« Valérie Katkoff est très convaincante et donne vraiment envie de travailler avec elle ! Le projet qu’elle proposait était enthousiasmant de même que sa démarche. Je souhaitais réfléchir avec d’autres intervenants sur ce qui peut vraiment, et le plus efficacement, soutenir le développement langagier des enfants. Réfléchir aussi aux retombées cliniques des travaux de recherche, c’est-à-dire comment utiliser les connaissances qu’on a pour mettre en place les interventions les plus utiles ?
J’ai été intéressée par la rigueur des questions posées qui se voulaient ancrées dans les connaissances scientifiques et cliniques. S’appuyer sur ce qu’on connaît déjà pour aller plus loin.»

 

Sophie Kern :

« Valérie s’est montrée très convaincante. Le workshop porte sur la prévention précoce des difficultés langagières. Des différences aux premiers âges peuvent conduire à des inégalités. Il est donc essentiel d'intervenir. C'est un domaine de recherche et d'application important mais trop peu développé surtout en France. Il était essentiel de faire un état des lieux des dispositifs existant en France et d'analyser leurs points forts et faibles.

Certains programmes présentés au workshop sont déjà connus (certains mieux que d’autres) : cela m’intéressait de voir comment ils étaient accueillis et comment on pouvait apporter des améliorations à ces projets déjà lancés. »

 

Thomas Saïas :

« Valérie m’a séduit par le caractère innovant de la démarche. L’innovation est présente sur ce workshop au niveau de la réflexion, du doute sur la délibération. Le choix était de poser un certain nombre de critères « à priori », et d’analyser ce qui peut être cohérent par rapport aux objectifs d’Occitadys, ainsi que l’interaction des projets entre eux. Avec l’idée de peut-être réfléchir aux objectifs chemin faisant pendant l’évènement.
Se mettre en position basse à un moment donné peut être très intéressant : habituellement il existe un côté très privilégié lors des présentations. Ici, on a un caractère très respectueux des porteurs de projet : on essaye de comprendre ce qu’ils veulent faire pour voir si cela rejoint ce qu’on veut faire aussi, sans ambiance de concours, en réfléchissant de manière très collégiale. C’est une démarche très novatrice, avec une délibération technocratique qui va s’adosser avec de la stratégie.
On a aussi un côté très novateur de la « table rase », ce n’est pas souvent qu’on le rencontre. »

 

Selon vous, que va apporter le workshop à la prévention du langage oral ? Quels ont été ses points forts ?

Audette Sylvestre :

« Une belle brochette d’experts ! Des points de vue différents, des angles de réflexion différents. Les projets qui ont été proposés étaient pour la majorité bien ancrés dans les questions que se pose Occitadys, c’était un très bon choix.

J’aurais bien aimé être présente physiquement car je pense que j’ai raté une part de la chimie du groupe qui a pu identifier des projets très intéressants. Au Canada, le mandat des professeurs d’université inclut le travail avec la communauté. Disons que vous avez été ma communauté au moment de ce workshop. »

 

Sophie Kern :

« Le travail qui avait été fait en amont du workshop représente un état des lieux sur ce qui existe actuellement au niveau français. Nous disposions d’informations dispersées et ces projets étaient mal connus. Le workshop a permis de rassembler et de donner de la visibilité à ces projets. Il donne aussi une idée de la multiplicité des projets disponibles et qui pourraient être disponibles à l’avenir.
En tant qu’expert, il est intéressant de réfléchir aux points positifs et négatifs des projets, mais aussi à la faisabilité du projet : si on veut utiliser le projet sur une région complète, il faut pouvoir mesurer le rapport coût/bénéfice.
Peu de projets ont déjà été évalués. C’est un problème en France, où la notion d’évaluation est vite rapprochée de la notion de sanction. Pour les experts, il s’agit surtout de dégager le meilleur et voir ce qu’on peut en faire. »

 

Thomas Saïas :

« J’espère que vous allez rester dans cette démarche de doute : « l’expertise est à l’extérieur, et on va agir avec cette expertise pour délibérer ». On est très dans le bottom-up, on partait des programmes pour élaborer des objectifs. J’aurais aimé avoir un peu plus de contraintes, un cahier des charges d’Occitadys. Maintenant que ces objectifs ont été posés, j’espère qu’il y aura une mise en œuvre apportée directement aux enfants concernés dans un objectif d’universalisme proportionné. Et puis j’espère que vous allez nous montrer comment ultérieurement on peut revenir dessus sans que cela soit super angoissant pour tout le monde. Peut-être qu’on pourra se remettre à l’ouvrage sur le métier à un moment donné, sans peur.

Donc c’est sur ces deux niveaux, un objectif politique, c’est évident, et un objectif clinique c’est encore plus évident, mais c’est peut-être aussi un objectif expérimental stratégique. Ce que vous faites à Occitadys, si les services publics pouvaient aussi avoir cette démarche, ce serait très intéressant. On gagnerait énormément de temps. Cela produit de la réflexion qui tend vers du consensus.

J’ai trouvé intéressant le côté « sans contrainte », on s’assied tous autour d’une table, on parle de critères et on discute. Avec tout ce temps qui est investi au départ, on a une baseline pour discuter ensuite de ce qui s’est passé. C’est beaucoup plus pratique.

C’était facile, par rapport à ce qui se fait habituellement. C’est vraiment intéressant.
Ce ne serait d’ailleurs pas inintéressant de le diffuser.

Cela questionne bien et utilement le rapport entre les objectifs et la manière de les atteindre. À poursuivre et à structurer. »

 

Pour vous, qu'est-ce qu'un bon projet de prévention ?

Audette Sylvestre :

« C’est d’abord un projet appuyé sur les connaissances scientifiques à jour et qui présente un modèle logique clair. Sa population cible est bien définie et il multiplie les moyens de la rejoindre. Un projet efficace sera aussi interprofessionnel et intersectoriel. »

 

Sophie Kern :

« C’est un projet qui prend ses racines dans la recherche et les résultats connus de la recherche. On part de la recherche actuelle pour mettre en place un certain nombre de choses. Pour des enfants si petits, il faut une conception très large du langage et de la communication. Idéalement le projet devrait inclure tous les partenaires de l'enfant (parents, frères et sœurs, famille élargie, adultes extérieurs à la famille mais aussi ses pairs).
Cela implique aussi d’adopter un travail longitudinal. Il faut pouvoir suivre l'enfant dans son développement et aussi mesurer l'effet de l'intervention à plusieurs moments du développement.
Il est aussi indispensable d’évaluer ces projets qui sont subventionnés par de l’argent public, cela représente une responsabilité. On ne peut pas sans arrêt réinventer la roue. L’objectif est d’être efficace et de servir la cause des enfants.
Ce sont aussi des programmes avec une certaine initiative des participants. Cela marche peu quand le dispositif est imposé : il est important de faire en sorte que les participants soient partants, volontaires, impliqués, puis de leur faire des retours. »

 

Thomas Saïas :

« On connait beaucoup les leviers qui permettent d’atteindre les enfants ou les familles. J’essaye de me mettre à la négative sur deux écueils.

Le premier, c’est le principe par lequel, quand on crée un dispositif, il est généralement utilisé par les personnes plus privilégiées, car ce sont des programmes qui ont souvent été pensés par des personnes qui sont elles-mêmes privilégiées. Or, au regard de la pyramide de Maslow, ces programmes sont finalement peu accessibles pour les personnes les plus vulnérables. C’est l’effet Mathieu. Il est important de mettre en place une stratégie pour le contourner et revenir vers un universalisme proportionné. Cette démarche se base sur l’évaluation personnalisée des besoins, tandis qu’un programme reste très général. Ainsi, on ne réduit pas les inégalités, et on risque au contraire de les augmenter. C’est très bien de pouvoir débloquer des leviers : on sait qu’un enfant a besoin d’être nourri, câliné, aimé. Mais l’enfant vit dans un écosystème et la famille a une histoire qui lui est propre.

L’autre, c’est l’effet Thomas (principe de St Thomas). Celui-ci est particulièrement violent. Cet effet veut que les effets des recherches et essais expérimentaux sont souvent le fruit de l’essai lui-même : le « truc » marche sous l’effet de beaucoup de conditions qui ont été réunies lors de l’essai. En résumé, le poids du dispositif d’évaluation et l’évaluation elle-même sont souvent omis comme condition du fonctionnement de l’essai.
Il comprend aussi l’omission des effets des publications scientifiques, et soulève la question de « Pour qui on travaille ?» : cela change si on travaille pour soi (sa propre expérience, son propre cv) ou pour la société. On a besoin d’une réflexion sur le sens des résultats évaluatiques qu’on nous propose : tous les résultats sont à prendre avec beaucoup de précaution.

Un bon programme c’est aussi un programme qui prend tout cela en compte. On a donc grand intérêt à analyser plus structurellement ce qui se passe au niveau des évaluations. »

 

Selon vous, quelles sont les forces des projets qui ont été sélectionnés, et quels sont leurs axes d'amélioration ?

Audette Sylvestre :

« Des projets bien ancrés théoriquement. Pour les deux programmes retenus on sentait bien l’ancrage dans les écrits scientifiques. Chaque modèle logique rend compte de la façon dont les processus mis en place peuvent conduire aux résultats escomptés.

Parler Bambin a déjà de l’expérience, on le voit par l’évaluation. Pour Papoto les aspects théoriques sont bien établis, notamment la question de l’alliance thérapeutique; c’était le seul programme qui en traitait malgré l’importance reconnue de cette dimension dans le succès de l’intervention. La faiblesse de Papoto est peut-être la possibilité de démontrer que tout cela fonctionne bien. C’est à suivre par une évaluation approfondie. La force de ce programme c’est aussi la passion et la conviction de la porteuse de projet ! »

 

Sophie Kern :

« Ce sont des projets très différents les uns des autres. Certains s’adressent aux personnels de crèches, d’autres sont des projets plus pour les parents,  enfin les projets plus tournés vers l’école étaient présentés sans être évalués.
Les deux projets sélectionnés (Parler Bambin et Papoto) faisaient partie de mes trois premiers choix.

Le programme Parler Bambin s’adresse aux personnels de crèche, même si les parents sont impliqués aussi. L’implication des parents, surtout plurilingues, reste à développer dans l’ensemble du projet. On informe et forme le personnel de crèche, l’objectif étant d’augmenter la stimulation communicationnelle et interaction des enfants en crèche. On sollicite ainsi l’ensemble des compétences langagières de l’enfant. Même si le processus d'évaluation porte davantage sur les formes acquises (vocabulaire notamment) que sur leur utilisation.

C’est un dispositif assez naturel, puisqu’on ne demande pas aux personnels de crèche de changer leur culture ou leurs habitudes : on met en lumière leurs gestes et habitudes, pour le développement langagier, et on donne un coup de pouce aux enfants qui en ont besoin, via les ateliers petits parleurs.
Ce dispositif peut aussi être autonome dans sa mise en pratique. Il est facile à mettre en œuvre, et la formation peut être effectuée par des formateurs très chevronnés. On peut imaginer qu’ensuite les personnels de crèche forment elles-mêmes leurs collègues. C’est un modèle intéressant, et à la base peu coûteux.

On ne dispose pas encore des résultats de l’évaluation, mais les professionnels rapportent des changements dans leurs pratiques. Une autre limite est que ce dispositif ne touche que les enfants en crèche, donc petit pourcentage des enfants de ces tranches d’âge, et pas forcément ceux qui sont les moins stimulés.

Le projet Papoto est très différent. Il va toucher les populations très vulnérables en terme socio-éducatif et de santé. Ces dispositifs sont très rares, car il est très rare d’approcher ces populations d’une part, et d’autre part parce que cela implique l’environnement direct au plus proche de l’enfant.
Le projet va au-delà du langage, il porte sur la parentalité de façon plus globale. Il intègre aussi de façon réfléchie la dimension interculturelle. C'est aussi un projet faisable à plus grande échelle et qui n'est pas très couteux. La majeure difficulté que je vois est celle liée à l'évaluation.  Le projet est encore relativement jeune et demande à faire ses preuves. Mais c'est un projet prometteur dont l'évaluation reste à construire. »

 

Thomas Saïas :

« Le dispositif Papoto possède une logique très communautaire. Il est dépouillé de tous les attributs universitaires avec tous les risques que ça comporte, puisqu’il est né d’une délibération avec peu de contraintes, avec des compétences qui viennent un peu d’ailleurs. On amène d’autres compétences du monde de l’écrit, du journalisme, … Cela ouvre la possibilité de tester quelque chose qui est plus ancré dans les besoins de la communauté que de ceux des universitaires. On est plus sur du court terme.

Avec Parler Bambin, on sur quelque chose de plus structuré, qui vient du domaine universitaire, avec une force de pénétration des institutions qui est importante. Cela rassure. Ce dispositif a en structure et en crédibilité ce qu’il a de moins en originalité. Il est de plus porté par l’ANSA : ça n’est plus porté par la fac. Il est plus structurel, plus gros, et a été plus mis à l’épreuve. On est sur du solide et à long terme. »

 

Quelques mots de nos experts :

Audette Sylvestre :

« Je suis de ceux qui accordent beaucoup d’importance à la précision des concepts : qu’entend-on par intervention précoce, dépistage et prévention ? Le concept unificateur, c’est l’intervention précoce. Il n’est jamais trop tôt pour agir dans une perspective d’intervention universelle. En pédagogie ça s’appelle la pédagogie inclusive. Dans l’intervention on devrait aussi adopter cette vision « pour tout le monde » alors que, pour certains, le dosage et l’intensité de l’intervention seront différents, même si nos actions sont relativement les mêmes. »

 

Thomas Saïas :

« Ce qui m’a paru très intéressant c’est le processus de délibération du workshop : une autre manière de travailler. On est tous très protectionnistes et parfois le narcissisme est très délétère intellectuellement pour délibérer efficacement. Très intéressant la manière dont ça a été fait, ça m’aurait donné envie de venir avec mes projets et d’échanger. »

 


Retrouvez l'ensemble des experts du workshop langage oral dans le livret de présentation de l'évènement.

(Re)découvrez aussi l'article de Valérie Katkoff et Thiébaut-Noël Willig, "La maîtrise du langage chez l'enfant, un véritable enjeu de santé publique !"